“Why Shoes?” Rétrospective de Xavier G-Solís | Musée international de la chaussure de Romans
10 avril – 25 octobre 2015
Texte pour le catalogue de l’exposition par Adriana Herrera, PhD.
« Lorsque nous mourrons, nous sommes la somme des pas que nous avons faits, ni plus ni moins »
(Xavier-G-Solis).
L’omniprésence de l’idée archétypique de la chaussure dans l’œuvre de Xavier G-Solís pourrait remonter à la mémoire de l’enfant qui aimait la sensation de voir passer le soleil toute la journée sur sa propre silhouette, et sur celles de ses frères lorsqu’ils partaient à l’assaut du monde en bondissant sur les rochers de la Costa Brava à la force de leurs pieds nus. Ils étaient alors de petits sauvages, libres de toute contention : aussi heureux qu’ils étaient férocement nu-pieds. Dans le même temps, c’est un puissant leitmotiv associé à la lointaine évocation olfactive de l’atelier d’un cordonnier dans le quartier de son enfance, dans la Barcelone des années 1960 : un magicien voûté aux mains prodigieuses, qui se penchait sur ces espèces de petits bateaux en cuir que les humains se mettaient aux pieds. Un hiver, il le vit sous la lumière rougeoyante d’un poêle, avec ce don de l’étonnement initial, que l’on recherche ensuite à travers la philosophie : artisan entouré de dizaines de chaussures usagées – objets vides et simultanément contenants de la présence de leurs propriétaires – réparant à l’aide de ses outils les dégâts d’un trébuchement, les ravages causés par les kilomètres de marche, et il comprit qu’aucun autre effet personnel ne contient le temps humain de façon aussi intime.
Du cuir au papier, des chaussures aux empreintes, des empreintes aux cartes et aux parcours, des ombres aux odeurs des choses matérielles et du vivant, tout était teinté du sentiment de l’attente quand l’innocence du monde était encore pour cet enfant une immensité sans tache : l’imminence d’une découverte. Lors des promenades sous les auspices du père, qui les invitait à trouver à pied les menhirs situés aux alentours de Platja d’Aro, une ligne sinueuse finissait par relier les cartes improvisées tracées à la main avec la hâte des pieds, maintenant chaussés, et la vision atteinte des pierres totémiques qui lui révélaient le plaisir de voir l’inconnu et de s’interroger sur lui. C’est ainsi que l’on arrivait à l’expérience de la forme comme mystère, par des chemins inaccessibles aux voitures, à pied.
Beaucoup de temps allait passer avant qu’il ne retrouve le chemin du retour vers ces souvenirs d’enfance. Car la mort soudaine du père et de la sœur, dans un accident de voiture où il faillit lui-même perdre la vie, mit un terme abrupt à la fraîche agitation de l’adolescence et le poussa aux recherches existentielles, au regard de l’abyssal et aux questions sur la contingence et la finalité ultime de l’existant.
C’est après avoir recouvré la matière de la douleur d’un souvenir, ensevelie sous le vertige des jours qui s’accumulèrent dans le désarroi, qu’il put l’évoquer avec l’odeur de l’encre fraîche qu’il avait utilisée pour dessiner sur le papier l’ébauche d’une sculpture qu’il réalisa fin 2002 avec des chaussures usagées et de la résine de polyester : la chaussure d’un homme adulte qui soutient au-dessus de sa propre forme, avec les lacets tendus vers le haut, la petite chaussure d’un enfant qu’il hisse vers le ciel. [1]
Mais avant de devenir artiste, il y eut un long et nécessaire intérim. Il fit ses études de philosophie dans les années 1980 pendant qu’il travaillait dans une association autogérée pour les personnes atteintes de paralysie cérébrale, assumant avec une conviction entière leurs luttes juridiques pour le droit à ne pas être victimisées et pour la transformation du regard de la société sur leur condition. Et cette expérience l’éloigna aussi du paroxysme de la société du spectacle des années 1970 et des formes multiples de la banalité.
De fait, non seulement dans le cadre de la philosophie, mais aussi de façon existentielle, il s’est intéressé aux visions de l’École de Francfort, et à ses questionnements de la massification médiatique, et c’est en suivant la pensée d’Adorno et Horkheimer, mais aussi les rêves d’Épicure, qu’il a cofondé une communauté dans une immense propriété près de Montserrat, qui a ouvert des espaces à des projets culturels et alternatifs, aux énergies renouvelables, à l’agriculture écologique et à des processus de guérison interpersonnelle. C’est un centre rural d’accueil pour les personnes et les groupes qui recherchent un espace hors du vacarme de la ville et un temps pour découvrir d’autres rythmes de vie. Ce furent des années de participation aux mouvements qui cherchaient des alternatives de renouvellement social et politique. Ensuite, en 1992, il remporta le concours de professeur de philosophie avec le sujet « Développement social et échec écologique ».
Sans cette expérience, il est impossible de comprendre la genèse d’une action artistique telle que l’intervention qu’il allait réaliser des années plus tard, en 2009, avec sa compagne et assistante de production, Glòria Ametller, en installant un groupe de « shoe-cars » devant la centrale nucléaire du sud de la Catalogne. Malgré l’interruption attendue des autorités policières, ils réussirent à photographier, sur cette toile de fond menaçante, le mouvement frénétique de ces chaussures que Xavier hybride et fait ressembler à des voitures en leur ajoutant des roues et des lumières, comme un écho et un questionnement du système énergétique actuel.
Si une compréhension illuminatrice est restée de ces années d’investigations collectives sur de nouveaux modes d’humanisation, c’est que la planète que nous piétinons sous nos pas devenus gigantesques est une unité et que la vie commune ne peut être préservée que loin de cette tyrannie que nous confère l’utilisation irréfléchie de la technologie ou du pouvoir économique. Mais il n’est pas moins vrai que ce n’est pas non plus dans le tumulte des discours verbaux associés à la théorie qu’il a trouvé une façon d’être au monde qui le rapprocherait de cette joie originelle de marcher sur la terre pieds-nus, uni à ses odeurs, à la force tellurique qu’il ne peut ni ne veut séparer de l’expérience créative.
C’est pourquoi, au début des années 1990, il s’est installé sur une île des Canaries où, pendant qu’il donnait des classes de pensée à des adolescents, il expérimentait dans son corps le contact avec l’île volcanique, le pouvoir de la conjonction entre les roches de basalte et l’immense lumière mate qui tamise tout avec cet espèce de rideau de poussière qui vient du Sahara, la brume sèche, et confère aux volumes une dimension tactile beaucoup plus perceptible. C’est alors, au milieu de ce qu’il évoque comme une époque dans « un désert bénin » qu’il comprit que sa façon d’être au monde, son discours et son action, devait provenir de la pratique artistique. Peu après, ayant compris qu’il voulait exercer un autre regard, il décida d’arrêter de conduire des voitures pour marcher et voir le monde hors d’haleine, avec un regard capable de s’opposer à la vitesse de la machine et d’imaginer d’autres rythmes de présence. Il déménagea ensuite à Las Palmas de Gran Canaria et, avec la compréhension de l’élasticité de l’espace, il apprit des techniques de sculpture.
Il arriva aux chaussures par un processus déductif. Après diverses militances sociales (tous ces suffixes en « istes »), la compréhension de la pratique artistique comme vision et comme action, comme critique de la réalité dominante et exercice ludique de déconstruction et de création, il devait choisir un alphabet de « lecture immédiate pour tous ». Quelque chose qui pourrait être à la portée d’un enfant, lisible dans n’importe quelle langue, et qui aurait aussi le pouvoir de convoquer avec profondeur le vaste mystère de l’humain. Il trouva la chaussure, selon ses dires, « par déduction », en allant d’une vision abstraite au monde du particulier, alors qu’il cherchait un élément pour se pencher sur l’ensemble des siècles d’histoire et de civilisations : un mode, peut-être un objet, pour parler de l’intime et du collectif, et arriver à conjuguer la poétique et l’histoire tout au long des siècles, mais aussi pour suggérer un seuil qui les dépasse. C’est pourquoi la trouvaille de la chaussure dans l’œuvre de Xavier G-Solís peut évoquer la vision de l’Aleph, que découvrit le narrateur de la célèbre nouvelle de Borges sur la marche d’un escalier dans une vielle maison qui finit par être démolie. C’est la trouvaille d’un objet qui possède une force métonymique inépuisable : le nommer, c’est parler de tout l’humain depuis le lointain néolithique jusqu’à l’empreinte que l’homme a laissée sur la surface de la Lune, et continuer à interroger le présent. Mais de la même façon qu’il sait qu’il serait possible de conter d’innombrables chapitres de l’histoire à travers la chaussure, il ne manque pas de remarquer que depuis le début son utilisation fut associée à la ritualité des hiérarchies et que cette forme « d’extension du pied » qui est avant une sorte d’investiture – comme l’est également la voiture – suppose un gigantesque réservoir de conjonctions de symboles codés par les cultures. Il a maintes fois dit que nu-pieds nous sommes au monde, et chaussés nous le foulons. Nous sommes dessus. Non seulement nous devenons moins vulnérables, mais nous devenons aussi plus disposés à porter atteinte aux ordres naturels.
Ces quinze dernières années, il a développé ses créations autour du concept et de l’objet « chaussure usagée » et des relations qu’il détermine, comme « symbole paradigmatique de l’histoire de l’humanité contemporaine ». Ce n’est pas un hasard s’il cite la célèbre leçon que Martin Heidegger donna – Der Ursprung des Kunstwerkes – à l’université de Heidelberg, quand il avait choisi les chaussures de Van Gogh pour parler justement de « L’origine des œuvres d’art ». Le philosophe avait compris que les chaussures ne sont jamais des objets neutres, qu’elles sont toujours immergées dans le monde de la vie (le Dasein), et au-delà, comme l’exprime avec justesse Adrián Bertorello (2006) : « …dans l’utilisation quotidienne des chaussures ce système référentiel reste comme une toile de fond, comme un horizon athématique. C’est le tableau, l’œuvre d’art, qui le thématise, ou dans les termes de Heidegger, ce qui le met en lumière ou découvre sa vérité ».
Pendant près de deux décennies, Xavier a exploré la nature de la chaussure en l’utilisant comme leitmotiv d’une pratique artistique aussi indocile que disposée au jeu, qui suppose différents modes d’action : depuis des performances planifiées avec l’accord de galeries, fondations et autres institutions jusqu’à des interventions spontanées dans des lieux publics qu’il prend presque d’assaut ; ainsi que des formes de documentation : depuis des photographies de chaussures en feu qui évoquent le fracas des révolutions, jusqu’à des vidéos de la paisible navigation de ses « shoe-sails », ou sandales dotées de voiles de papier sillonnant les cours d’eau de villes lointaines, en plus de l’utilisation d’autres techniques telles que la sculpture traditionnelle ou les gravures, comme celles qui évoquent les empreintes des vastes courants de migrations.
Ses procédés peuvent être aussi simples que celui qu’il emploie dans la vidéo The Time We Have, lorsqu’il évoque l’ancienne parabole du petit ruisseau – le moi – qui se dissout dans l’océan – l’univers atemporel – à travers la métaphore visuelle pure : des chaussures Crocs qu’il suit dans ce parcours jusqu’à ce qu’elles disparaissent à l’horizon. Ou ils peuvent supposer, comme dans l’œuvre Piconat, une force matérielle violente : écraser à l’aide du cylindre d’un rouleau compresseur les couches de tissu et la toile qui recouvrent une installation formée d’un groupe de chaussures d’homme imprégnées d’acrylique noir encore frais, disposées autour d’une chaussure de femme pointue à talon haut recouverte de peinture rouge fraîche. La charge sémantique de l’œuvre résultant de l’impression des chaussures écrasées peut évoquer la pression du système économique global sur les gens ordinaires ; mais elle contient également une allusion à tout le système iconographique qui associe les chaussures à talon haut à la chose érotique. Il a également pratiqué la réappropriation, comme dans le cas du Chien de Goya, en représentant la tête de l’animal à l’aide d’une chaussure. En résumé, la potentialité évocatrice de la chaussure-aleph de Xavier G-Solís fonctionne en s’étendant à l’infini parce qu’il a choisi un objet paradigmatique, dans lequel l’humanité a déposé des discours de nature aussi nomade et multiple dans leurs règles de formation que toutes ses variations au cours de l’histoire des cultures.
Les chaussures usagées qui ne cessent d’arriver à son atelier amènent avec elles « une catégorie ontologique ». À la différence du cordonnier de son enfance, qui les réparait pour qu’elles continuent à marcher, lui les transporte, sous forme de ready-mades assistés, dans le monde de l’art, là où leur capacité de présence de l’être qui réinvente continuellement sa trajectoire devient un miroir collectif non seulement des fixations des cultures, mais aussi de la marche de l’humanité. Dans les « shoe-sails » qui tirent parti de l’énergie du vent pour se déplacer comme de nouvelles versions du Mercure ailé, « glissant sur les eaux – comme le dit Xavier G-Solís – sans bruit ni dépense énergétique, avec de petits mâts qui ne polluent pas », il a peut-être recueilli les traces de son propre apprentissage. Et lorsqu’il élève les chaussures usagées grâce à un ballon afin de nous permettre de voir par en-dessous la semelle que, hors de cette pratique artistique, nous ne pourrions jamais observer au milieu de l’agitation habituelle, ce qu’il provoque c’est une halte dans le monde de la vie. Une chaussure usagée, c’est en fin de compte une chaussure vécue, marchée, disposée aux multiples croisées de chemins avec les autres : une chaussure en relation avec le temps qui nous poursuit, comme humanité qui marche.
Adriana Herrera,
Miami, janvier 2015
[1] Cette sculpture évoque le geste par lequel les Romains reconnaissaient la légitimité du fils et le faisaient héritier.